lucperino.com

Enseigner le flair médical

humeur du 29/10/2017

Dans les facultés de médecine, comme dans toutes les autres, on ne peut enseigner aux étudiants que ce qui est mesurable, paramétrable et confirmé par l’expérimentation. Pour les maladies où l’expérimentation est difficile, voire impossible, on peut enseigner des bases théoriques solides. Par exemple, bien qu’il soit impossible de connaître l’évolution naturelle de la tuberculose, du cancer de la prostate ou de l’angor chez un individu donné, on peut cependant enseigner une physiopathologie modèle, tout en sachant que cette base théorique ne peut pas s’appliquer à tous les individus. C’est toute la difficulté de la médecine clinique, et c’est ce qui l’empêche de sortir du dilemme classique entre art et science.

Enseigner l’expertise accumulée par le clinicien au cours de ses observations et conclusions subjectives est-il pour autant impossible ? Ne peut-on pas essayer de formaliser le fameux sentiment viscéral qui permet au praticien de mesurer l’intensité d’une douleur ou de juger la gravité ou la bénignité d’un cas avec plus de précision que toutes les machines d’imagerie et de biologie. Les chirurgiens qui opèrent en urgence se trompent moins souvent que les protocoles préétablis, mais ces protocoles sont les seuls qui peuvent être enseignés, car la pédagogie du « flair » médical.parait difficile

Il n’est pourtant pas si difficile de paramétrer l’inquiétude réelle d’une mère. Les infections sévères de l’enfant sont mieux évaluées par la lecture des comportements parentaux que par les batteries d’examens complémentaires. On peut aussi paramétrer l’intensité d’une douleur par la forme et la rémanence des grimaces du visage, ou par le  degré de sudation ou de pression des mains. On peut même utiliser ces paramètres pour évaluer la douleur, une fois qu’elle est passée, car un patient ne raconte pas une douleur violente avec un visage serein.

Certains proposent de noter le degré de son propre comportement d’empathie devant la douleur d’autrui afin de mieux savoir si elle est volontairement déniée ou volontairement théâtralisée. Le résultat est surprenant de justesse.

L’idée de cette formalisation n’est pas nouvelle, Darwin l’avait déjà tentée dans son ouvrage  « l’expression de l’émotion chez l’homme et chez les animaux ». Il avait méticuleusement noté les corrélations entre les humeurs et les expressions du corps et du visage. Il avait noté cette ride particulière semblable à la lettre grecque omega (Ω), située entre les deux sourcils au-dessus du nez chez les personnes mélancoliques. Les psychiatres la nommeront plus tard « oméga mélancolique ».

Si nous ne parvenons pas à formaliser l’enseignement de l’art clinique, alors il faut accepter la suprématie des robots médicaux.

Pour ne pas disparaître, les universités doivent avoir l’audace d’un enseignement novateur et les cliniciens doivent assumer leurs compétences sans timidité devant elles.

Bibliographie

Darwin Charles
L'expression des émotions chez l'homme et les animaux
Payot et Rivages 2001, 1872

De Groot N, van Oijen M, Kessels K, Hemmink M, Weusten B, Timmer R, Hazen W, van Lelyveld N, Vermeijden J, Curvers W, Baak L, Verburg R, Bosman J, de Wijkerslooth L, de Rooij J, Venneman N, Pennings M, Scheffer R, Meilan
Prediction scores or gastroenterologists' Gut Feeling for triaging patients that present with acute upper gastrointestinal bleeding
United European Gastroenterol J. 2014 Jun;2(3):197-205

Froment Alain
Pour une rencontre soignante
Archives contemporaines, 2001

González-Roldan AM, Martínez-Jauand M, Muñoz-García MA, Sitges C, Cifre I, Montoya P
Temporal dissociation in the brain processing of pain an danger faces with different intensities of emotional expression
Pain. 2011 Apr;152(4):853-9
DOI : 10.1016/j.pain.2010.12.037

Markus PM, Martell J, Leister I, Horstmann O, Brinker J, Becker H
Predicting postoperative morbidity by clinical assessment
Br J Surg. 2005 Jan;92(1):101-6

Shorter E
Darwin's contribution to psychiatry
Br J Psychiatry. 2009 Dec;195(6):473-4
DOI : 10.1192/bjp.bp.109.072116

Socié G
Disease severity in chronic graft-versus-host disease: doctors' gut feeling versus biostatistics?
Haematologica. 2014 Oct;99(10):1534-6
DOI : 10.3324/haematol.2014.113878.

Van den Bruel A, Thompson M, Buntinx F, Mant D
Clinicians’ gut feeling about serious infections in children: observational study
BMJ. 2012;345:e6144
DOI : 10.1136/bmj.e6144

Lire les chroniques hebdomadaires de LP

RARE

Site médical sans publicité
et sans conflit d'intérêts.

 

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Effet moisson - En épidémiologie, l’effet moisson désigne la compensation qui suit un excédent de [...]

Mais qui donc est prescripticide ? - Les lanceurs d’alerte ou redresseurs de torts doivent avoir plus de rigueur scientifique et [...]

La médecine n’a pas de projet social - Que les soignants submergés par leur altruisme, les médecins obsédés par la norme [...]

Recyclage des antidépresseurs - Les préoccupations écologiques conduisent à promouvoir la revalorisation des déchets. Dans [...]

Douteux avenir sanitaire des bracelets connectés - Comme la plupart des badauds, j’ai regardé au moins une fois les applications proposées par [...]

La phrase biomédicale aléatoire

En stratégie préventive, faut-il cibler une fraction de la population exposée à un risque grave ou viser un risque bénin qui concerne l'ensemble de la population ? Les préventeurs privilégient la seconde solution (la plus mauvaise), car les actions ciblées sont difficiles...
― Patrick Peretti-Watel & Jean-Paul Moatti

Haut de page