lucperino.com

Dogme de la précocité

humeur du 15/05/2018

L’image de la médecine et de la chirurgie s’est historiquement façonnée dans des contextes d’urgence.  Blessures de guerre, septicémies, occlusions intestinales, comas diabétiques et insuffisances rénales constituaient le quotidien des médecins. L’efficacité médicale sur ces pathologies est restée médiocre jusqu’au XX° siècle. Puis lorsque sont apparues l’anesthésie générale, l’insuline, la dialyse rénale ou l’antibiothérapie, la médecine a enfin connu le succès. Il en a découlé une véritable hantise du « ratage » diagnostique. Pour un médecin, perdre un patient d’embolie pulmonaire ou de péritonite était un échec dont l’ampleur pouvait anéantir sa carrière ou l’estime de soi.

Avec l’amélioration des conditions de vie, l’évolution des pratiques médicales et les nouvelles exigences sanitaires, l’urgence absolue ne représente désormais qu’une part infime de l’activité des médecins, voire aucune, puisque l’urgence est étrangement devenue une spécialité.

Malgré tout, urgence et médecine restent allégoriquement indissociables. Nul ne semble vouloir remettre en question la nécessité d’un diagnostic précoce, même dans les situations où il est surtout urgent d’attendre. Tout symptôme objectif ou subjectif impose une cascade de précocités : celle du diagnostic, celle de son annonce et celle d’une action immédiate.

Bien plus qu’un réflexe historique, la précocité est devenue un dogme. Les médecins se déchargent de leur anxiété sur leurs patients, et ces derniers ont l’intime conviction qu’un mal pris à temps sera nécessairement circonscrit. Véritable dissonance cognitive.

Pour savoir s’il est urgent ou non de diagnostiquer un cancer, une hypertension, une schizophrénie, une maladie auto-immune, une maladie d’Alzheimer, voire une allergie alimentaire, une paralysie ou la fièvre d’un nourrisson, il faut une expertise clinique émanant d’une intelligence non artificielle.

Hélas, l’expertise clinique n’excite plus ni les universités ni les étudiants.

C’est pour cela que l’on voit désormais des gyrophares tourner pour des malaises vagaux, des patients en fin de vie, des vomissements migraineux ou des attaques de panique.  Et autant de sirènes qui convergent vers des urgentistes débordés au point d’en perdre la raison clinique.

C’est aussi pour cela que l’on recommence à voir des patients mourir d’hémorragie interne ou d’occlusion intestinale, comme à l’époque où la médecine ne savait pas encore les soigner. La justice est alors obligée d’intervenir, aggravant la désertion clinique.

L’urgence a profondément changé de nature depuis que la précocité est un dogme et qu’avec la spécialisation urgentiste les autres cliniciens se sont arrogé le droit de débrancher leur téléphone.

Bibliographie

Fitzpatrick M
Doctor's diary : an early diagnosis does not guarantee a longer life
http://www.telegraph.co.uk/wellbeing/doctors-diary/doctors-diary-early-diagnosis-does-not-guarantee-longer-life/

Guttmann A, Schull MJ, Vermeulen MJ, Stukel TA
Association between waiting times and short term mortality and hospital admission after departure from emergency department: population based cohort study from Ontario, Canada
BMJ 2011;342:d2983
DOI : 10.1136/bmj.d2983

Ng Y, Lewena S
Leaving the paediatric emergency department without being seen: understanding the patient and the risks
J Paediatr Child Health. 2012 Jan;48(1):10-5
DOI : 10.1111/j.1440-1754.2011.02187.x

Lire les chroniques hebdomadaires de LP

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Erreurs grossières de la cancérologie - En cancérologie, il importe de bien distinguer les cancers cliniques et les cancers [...]

La science fait son marché - En 1971 en lançant le « National Cancer Act » le président Richard Nixon s’engageait à [...]

Du protège-lame au gilet jaune - De nombreux accidents domestiques et de travail ont jalonné l’ère industrielle. L’alcool [...]

Antibiotiques à l'envi - Les résistances aux sulfamides, à la pénicilline ou à la streptomycine ont été constatées [...]

Contraception : où est passé le mode d’emploi -   Depuis l’introduction de la pilule dans les années soixante, notre pays fait partie de [...]

La phrase biomédicale aléatoire

Affirmer aux bien portants sa toute puissance semble bien être une des grandes fonctions de l'institution médicale, avec un accord tacite entre les profanes en bonne santé (évidemment majoritaires) qui sont ainsi rassurés et des médecins qui en sont flattés. Mais il faut bien payer un jour l'inexactitude de ce discours qui condamne toute forme d'insécurité ou d'échec à devenir intolérable, même quand elle statistiquement inévitable.
― Alain Froment

Haut de page